CHAPITRE X
LOWELL CITY, MARS
L’abbaye bénédictine d’Ares était le lieu de vie le plus étrange qu’Amanda ait pu imaginer. Tout le monde était gentil, mais elle ne comprenait personne.
Les premiers jours, elle resta au lit, terrifiée et épuisée. Frère Meissel lui apportait à manger et s’asseyait près d’elle, ce qui la gênait parce qu’elle portait une vieille tunique en guise de chemise de nuit et, qu’en tout cas, elle ne s’était pas lavée et sentait peut-être mauvais. Le frère lui parlait de la foi, de la prière, et de la mise à l’épreuve de l’esprit, jusqu’à ce qu’Amanda fasse semblant de dormir et que le « prêtre » s’en aille. Souvent elle tombait endormie, mais jusqu’à ce que des cauchemars sur son père ou sur le Père Emil la réveillent.
Un jour, elle interrompit le frère Meissel pour dire brusquement : « Pourquoi les gens doivent-ils mourir ?
— Vous voulez dire, le Père Emil ?
— Oui. Il… il…
— Il est mort pour vous sauver la vie, c’est ce que vous pensez.
— Il ne l’a pas fait ? demanda Amanda, déconcertée.
— Non. Il est mort pour la plus grande gloire de Dieu. »
Cela ne tenait pas debout pour Amanda qui avait vu clairement le Père Emil tué alors qu’il tentait de la protéger. Papa disait que les gens mouraient parce que leurs télomères [[3]] flanchaient et, qu’en outre, la Nature n’avait plus besoin d’eux lorsqu’ils avaient passé l’âge de concevoir. Ce n’était pas vraiment réconfortant, mais au moins, c’était logique.
« L’âme du Père Emil est avec Dieu », dit frère Meissel. Amanda ne trouva rien de poli à dire, aussi resta-t-elle silencieuse. Elle n’avait pas de réponse. Le Père Emil était quelqu’un de bien. Ce n’était pas juste qu’il soit mort comme cela, tué dans la rue, couché dans son sang.
Au bout de quelques jours, sa faculté naturelle de récupération s’affirma et elle quitta le lit pour partir à la recherche d’une holovision. Elle n’en trouva pas. De fait, bien qu’elle eut du mal à y croire, il n’y avait aucun terminal dans l’abbaye. Pas de terminal ! Elle n’avait jamais connu d’endroit sans terminal. « Les affaires de ce monde ne nous intéressent pas, lui dit frère Meissel en tirant d’un coup sec sa longue robe marron. Un terminal ne ferait que nous distraire de notre travail sacré. Cependant, il y a une télé à écran plat qui nous donne les nouvelles en cas d’urgence. Je vais la faire mettre, pour vous, dans le réfectoire.
— Si vous n’avez pas de terminal, dit Amanda d’un ton sceptique, comment apprendriez-vous qu’il y a urgence à allumer votre écran plat ?
— Dans le réfectoire, Amanda. Et uniquement là. »
Elle explora l’abbaye et ses nombreuses « salles ». Chaque pièce était appelée une salle, bien que la plupart aient aussi d’autres noms, des mots qu’Amanda n’avait jamais entendus : réfectoire, chapelle, office, stalles du chœur, bureau du cellérier. Chaque salle avait une fonction particulière, et tous ceux qui y travaillaient s’y trouvaient à la même heure jour après jour. Il n’y avait pas de « salon », pas de spontanéité, personne ne se prélassait. Et cependant, personne ne semblait malheureux.
Dix-sept « frères » dans toute l’abbaye, dont quatorze n’en sortaient jamais, quelles que fussent les circonstances. Amanda fut navrée d’entendre cela. Seuls frère Meissel et frère Wu avaient le droit d’aller faire des courses, ou de se rendre à la banque, ou de mener une vie normale. C’était un « ordre cloîtré », lui dit-on. Encore d’autres mots étranges. Le jeune garçon qui l’avait fait entrer était un « postulant ».
Ce que tout le monde faisait, en général, c’était chanter et nourrir les pauvres. Trois fois par jour, frère Meissel et frère Wu emportaient d’énormes cuves pleines d’une nourriture que les autres avaient fait cuire pour « l’autre côté de la clôture ». Celle-ci était réelle, une épaisse grille en acier qui ressemblait à des arbres et des feuilles entrelacées. Les quatorze « frères cloîtrés » restaient dans la partie du bâtiment située entre la grille et un mur adjacent à l’arc de cercle piézoélectrique du dôme principal de la cité.
Il y avait un petit espace entre le mur de l’abbaye et le mur du dôme, qui ne faisait guère plus de trente centimètres de large. On y avait entreposé des détritus non dégradables : un sommier à ressorts cassé, des caisses en plastique dont on ne se servait pas pour le moment, une roue dont Amanda se demandait ce qu’elle faisait là. Elle fouilla dans les différentes piles, puis se dressa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le mur. Au-delà de l’épais polystyrène à multiples couches s’étendait le sol de roche rouge de Mars.
Des gens venaient nombreux dans la salle extérieure à la clôture afin de manger gratuitement. Frère Meissel et frère Wu les servaient, se glissant entre les minuscules tables entassées. L’espace coûtait cher à Lowell City. Après le repas, certains restaient pour entendre les frères chanter.
Amanda pensait qu’en fait, c’était pour cela qu’ils venaient.
Les frères étaient cachés derrière la grille, dans leurs « stalles du chœur » individuelles, et chantaient une musique comme Amanda n’en avait jamais entendu. Une belle musique qui, ensuite vous trottait dans la tête ; pas d’instruments enregistrés, aucune musique synthétique ne les accompagnaient. « Plain-chant », c’est ainsi que frère Meissel l’appelait. Ils chantaient avec une émotion intense qu’Amanda ne comprenait pas vraiment, comme si la musique n’était pas seulement de la musique, mais autre chose. « Nous prions, dit frère Meissel. En chantant le Saint Office. Votre ignorance est navrante, Amanda. »
Six fois par jour, ils chantaient, bien que les gens de l’extérieur ne viennent qu’à trois de ces « offices ». Ceux-ci portaient des noms encore plus étranges : Laudes, Prime, Tierce, Sexte, Vêpres et Matines. Certains avaient lieu au milieu de la nuit et frère Meissel ne voulait la laisser y assister. Amanda avait besoin de sommeil, disait-il. Elle aimait bien aller écouter les autres chants, même si les paroles étaient en latin. Ce n’était pas les mots qui l’intéressaient, mais le son.
Amanda restait toujours derrière la grille. Seuls, les frères sur Mars savaient qui elle était. Personne ne viendrait la chercher ici, disait frère Meissel. Personne ne franchissait jamais la clôture.
« Comment trouvez-vous l’argent nécessaire pour acheter la nourriture et le reste ? » demanda Amanda, douée d’un esprit pratique, qui avait observé que personne ne payait les repas ou le chant. (« Ce n’est pas un spectacle, Amanda. ») Frère Meissel répondit que l’abbaye recevait des donations venues de la Terre.
« Pourquoi ?
— Pour la plus grande gloire de Dieu. »
Apparemment, la télé à écran plat était aussi une donation. Elle était posée sur une table, à l’une des extrémités du réfectoire. (« Oh ! C’est une salle à manger ! » dit Amanda.) On lui permit de la regarder, uniquement à cause de son père, et on lui accorda le droit de l’allumer seulement quand le réfectoire était vide. Elle s’assit sur un banc dur et sans dossier, conçu pour quatre personnes, les bras autour des genoux, dans un pantalon que frère Meissel avait cousu pour elle, et regarda les journalistes et les présentateurs virtuels et les gens importants, même le général Stefanak, parler de l’enlèvement de son père, qui avait eu lieu plusieurs mois auparavant. C’était tout de même des nouvelles.
« Aucune trace de l’éminent physicien, le professeur Thomas Capelo, le décodeur de l’Artefact Protecteur, qui disparut le…
— Évanoui dans les airs, bonus ? Aucun indice qui ? Aucun…
— Citoyens du système solaire, jusqu’à maintenant chacun d’entre nous est en sécurité dans sa maison, des atrocités comme la disparition du…
— … des groupes terroristes comme Vivre Maintenant ! Ils cherchent à nous livrer à l’ennemi ! Ils feront tout, même enlever un scientifique comme le professeur Capelo, afin de discréditer…
— Des traîtres de guerre…
— Des collaborateurs dans…
— Pas de repos jusqu’à ce que le professeur Capelo soit restitué à…
— Le professeur Capelo et sa fille de quatorze ans, Amanda…
— Récompense pour toute information menant à…»
Amanda tourna et retourna cela dans sa tête, ce soir-là. Elle revoyait le costaud blond dans la chambre de son père, l’homme qui attendait près de la voiture noire, son père marchant d’un pas anormalement raide entre les deux autres hommes. Rien de tout cela ne lui disait qui ils étaient, ou pourquoi ils étaient venus.
Une fois, Amanda tomba sur une brève interview de sa belle-mère, pâle et bouleversée. Carol dit simplement qu’elle s’était rendue chez ses parents avec Sudie, puis demanda à toute personne, sur Terre ou ailleurs, sachant ce qui était arrivé à son mari et à sa belle-fille, de l’appeler au numéro qui s’inscrivit sur l’écran.
« Amanda, cela suffit, dit frère Meissel. Vous avez assez regardé comme cela. Frère Killian a besoin de votre aide à la cuisine. » Il croyait qu’il fallait garder « les mains inactives » occupées. Amanda alla moudre des herbes martiennes pour aromatiser le soja synthé.
À l’abbaye, la nourriture était abondante, mais monotone. Parfois, l’eau lui venait à la bouche, en pensant à une orange ou à un petit bonbon. Une fois, elle rêva de citrons.
Après deux semaines passées à l’abbaye, les informations changèrent. On ne parlait plus du père d’Amanda, ou de n’importe quoi d’autre, sauf du général Stefanak.
Amanda courut au bureau de frère Meissel et frappa à la porte.
« Deo gratias… qu’y a-t-il, mon enfant ? Pourquoi avez-vous l’air bouleversée ?
— La télé dit qu’il y a une révolution à Lowell City ! En ce moment même ! Maintenant ! »
Frère Meissel se figea. Puis, il dit : « J’arrive. » Il la suivit au réfectoire et écouta un moment. Amanda regardait ses lèvres remuer, en prière.
« Frère Meissel… que se passe-t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Je n’en suis pas certain, Amanda. Les informations sont très confuses.
— Ils disent qu’on se bat dans les rues !
— Oui.
— Qu’allons-nous faire ?
— Nous allons chanter Tierce, répondit calmement frère Meissel. Éteignez, Amanda.
— Mais…
— Éteignez la télé. C’est l’heure de Tierce. »
Cependant, quand le chant, qu’Amanda avait appris à appeler « le Saint Office », prit fin, frère Meissel lui permit de rallumer la télé et tout le monde vint la regarder. Même le très vieux frère Killian, à moitié sourd, quitta sa cuisine pour se joindre à ses frères rassemblés autour de l’ancienne télé. Ils étaient tous là lorsque la nouvelle survint.
« Un grave événement vient de nous être rapporté », dit le présentateur humain âgé que l’abbaye aimait bien. Amanda lui préférait un virtuel séduisant, appelé Stix, mais ne l’avait jamais dit. « L’ennemi, les soi-disant “Faucheurs”, ont tenté d’emprunter le tunnel spatial numéro un et de pénétrer dans le système solaire. En raison de l’odieuse trahison de l’humanité perpétrée par les hauts responsables de l’Administration des tunnels, trois vaisseaux faucheurs ont vraiment franchi le tunnel, au sortir duquel ils ont été détruits par les vigilants vaisseaux de la Marine de la Défense de l’Alliance solaire, fidèle au général Stefanak. »
« Oh, cher Seigneur Dieu », dit frère Wu, et il fit le signe de croix.
« En conséquence, le général Stefanak a déclaré la loi martiale temporaire jusqu’à ce que l’on puisse identifier et écarter ces chefs de l’armée qui ont trahi l’humanité d’une façon inexcusable. Tous les citoyens de Lowell City sont maintenant soumis au couvre-feu. Personne ne doit être vu dehors entre vingt heures et six heures du matin. Pour la sécurité de tous, les soldats de l’armée visiteront les immeubles, à la recherche des ennemis de l’Alliance solaire. Votre coopération est exigée pour cette opération qui a pour but de protéger vos foyers et vos familles. Le général Stefanak a fait cette déclaration il y a quelques instants. »
Le présentateur disparut et le général Stefanak envahit l’écran, grassouillet et chauve, ses puissantes épaules tendant le tissu de son uniforme. Si Sudie l’avait vu en holo, elle se serait caché la figure, disant qu’il lui faisait trop peur. Amanda s’était toujours moqué de sa sœur à ce propos, mais Sudie avait raison, le général Stefanak paraissait effrayant.
« Citoyens de Lowell City, la corruption s’avère bien enracinée dans notre gouvernement. J’ai commencé à l’en extirper et…»
Une explosion sourde ébranla la pièce. Les prêtres se regardèrent. « Qu’est-ce que c’est ? cria Amanda.
— Juste l’avertissement que le couvre-feu commence, j’imagine, dit calmement frère Meissel. Frère Wu, je vous prie d’aller vérifier ce qui se passe à l’extérieur. »
Le vieux frère Killian dit au frère Meissel : « L’enfant…
— Je sais. Pas encore. »
Frère Wu revint. « C’est calme dehors. Mais beaucoup de soldats sont soudain apparus dans les rues.
— La loi martiale, expliqua frère Meissel. Ensuite, ce sera les recherches.
— Qu’allons-nous faire ? cria frère Kawambe, très impressionnable.
— Nous allons chanter les Vêpres. Il est presque l’heure.
— Mais si les Faucheurs reviennent avec leur artefact… ce que ce physicien a dit à propos de la destruction du tissu de l’espace… si les Faucheurs retraversent le tunnel pour pénétrer dans le système solaire…
— Il n’y avait pas de Faucheurs dans le tunnel, dit frère Meissel avec patience. C’était une excuse de Stefanak pour déclarer la loi martiale et attaquer ses ennemis au Conseil. Calmez-vous, frère Kawambe. Amanda, je voudrais vous parler. »
Les autres s’en allèrent, à la queue leu leu, vers leurs stalles pour chanter les vêpres. Amanda, le cœur serré, s’arracha à l’écran télé.
« Durant les semaines à venir, dit frère Meissel, l’abbaye va être fouillée, peut-être plus d’une fois. Les soldats franchiront probablement la clôture, même si j’essaie de les dissuader d’envahir un espace sanctifié. Lorsqu’ils viendront, il faudra vous cacher. Je vais vous montrer où. Savez-vous ce qu’était un trou de prêtre, au XVIIe siècle [[4]] ?
— Non.
— Je n’arrive pas à imaginer quel était le contenu de votre programme d’histoire. Suivez-moi, je vous prie. »
Le « trou du prêtre » était un endroit secret que l’on atteignait en franchissant un panneau secret pratiqué dans le mur d’une cellule inutilisée ; des cellules, c’est ainsi que les frères appelaient leurs minuscules chambres. Frère Meissel montra à Amanda comment appuyer sur les endroits qui l’ouvraient et le fermaient. Le trou pouvait renfermer deux personnes, trois si elles se serraient les unes contre les autres, mais la moitié était occupée par une combinaison de surface, avec ses bottes, son casque et son énorme réservoir d’air.
« Qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Juste au cas où. Voilà comment ouvrir la seconde porte. Elle mène à l’extérieur, au tas d’ordures. » Il lui montra comment faire.
« Dans quel cas ?
— Au cas où Dieu ferait en sorte que quelqu’un en ait besoin. »
C’était le genre de chose que disait constamment frère Meissel, et c’était le ton qu’il employait alors. Le ton qui ne permettait aucune discussion. Amanda, pleine de ressentiment, lui rétorqua : « Mon père dit toujours qu’on ne devrait pas faire une déclaration qu’on ne peut exprimer clairement en d’autres mots ou en chiffres.
— Je suis sûr que oui, répliqua le frère, imperturbable. Une chose encore, Amanda. Si vous venez ici, et si le temps vous permet de le faire en toute sécurité, je veux que vous emportiez le calice avec vous. »
Le calice était la coupe en or gardée derrière l’autel, que frère Meissel utilisait lorsqu’il « disait la messe ». Amanda trouvait qu’il était très joli. Il était aussi très saint, disait-on. « Mais… est-ce que les soldats ne verront pas qu’il manque ? demanda-t-elle d’un air hésitant. Et sauront que vous avez dû le cacher quelque part ?
— Les soldats ? S’apercevoir de l’absence du calice ? Vous plaisantez. Mais n’oubliez pas, je vous en prie.
— Je m’en souviendrai », répondit Amanda. Elle n’avait pas envie d’en dire plus – de lui avouer combien elle avait peur, de lui demander ce que les soldats feraient dans l’abbaye – mais elle s’en garda bien. Au lieu de cela, elle retourna voir la télé, laissant les frères chanter les vêpres sans personne pour les écouter.